Cet article s’inspire à titre particulier de la pensée de Maurice Zundel, notamment : « Quel homme et quel Dieu », p. 72-80.
En quête d’une Valeur fondamentale
Pour peu que l’on s’observe, et ce, depuis notre petite enfance, nous remarquons en nous un narcissisme, c’est-à-dire une tendance à se fixer sur soi-même et à graviter autour de soi.
Comme le dit le psychiatre Angelo Hesnard, difficile d’échapper à notre besoin de se faire valoir (à ses yeux et aux yeux d’autrui) car il constitue notre instinct et notre désir le plus fondamental.
Plus profondément, nous avons le pressentiment d’une Valeur absolue cachée en nous : nous ne savons pas vraiment où la situer, mais il suffit que quelqu’un nous humilie pour que tout à coup nous ayons le vif sentiment de notre valeur et de notre dignité.
Dans la foulée de notre aspiration à la grandeur, le danger consiste à se comparer aux autres et à chercher à prendre la première place. Pour cela, on cherche à construire notre propre image à l’instar d’une pyramide, où les autres seraient, explicitement ou subtilement, des subordonnés ou des admirateurs. Une image qui se construirait donc par le dehors, superficiellement, alors que la véritable grandeur se construit par le dedans (de l’intérieur).
À cette quête de grandeur, jamais assouvie, la révélation du mystère de la Très Sainte Trinité offre une lumière toute particulière : « Dieu est Amour » (1 Jn 4,16).
Dieu n’est pas seulement Amour par rapport à nous et à tout l’univers créé : Il l’est en soi, dans sa propre intimité, essentiellement, infiniment, éternellement.
L’amour n’est vraiment amour que dans la relation à un autre qui le constitue : pour pouvoir être charité, l’amour doit tendre vers un autre (…), dire que Dieu est Amour, c’est dire que son intimité comporte, ou plutôt est constituée par ce mouvement vers l’autre sans lequel il n’y a pas d’amour. C’est donc affirmer que Dieu trouve l’autre en soi, qu’il possède, par soi, tout ce que requiert la plénitude de l’amour qu’il est.
Ce qui est en cause ici, c’est la réalité d’un amour absolument indépendant de tout objet extérieur et donc contenu tout entier dans l’intimité divine, et qui, pour être lui-même, surgit éternellement dans cette relation à l’autre qui est l’essence de l’amour.
(Maurice Zundel, « Quel homme et quel Dieu », p. 73-34)
L’éclairage apporté par la Trinité
Désireux de fonder notre valeur, tenaillés par notre aspiration à la grandeur, nous peinons à découvrir qui nous sommes réellement : nous tentons en vain de découvrir notre vrai visage et à découvrir ce qui fonde notre valeur et notre dignité…
… La Trinité divine, paradoxalement, nous le révélera. Elle présente, en effet, en opposition à notre prise de conscience narcissique, une prise de conscience altruiste.
Dieu n’a prise sur son être qu’en le communiquant, (…) il ne le possède que par le don qu’il en fait.
Le moi en Dieu, loin donc d’être solitaire et narcissique, jaillit en trois relations subsistantes – Père, Fils et Saint-Esprit – , dont chacune embrasse la totalité de l’être divin, pour le donner dans la transparence absolue d’un éternellement dépouillement.
Chaque personnalité divine est une pure relation aux deux autres, par le don total de soi qui la constitue. Une nouvelle échelle des valeurs se révèle ici.
(Maurice Zundel, « Quel homme et quel Dieu », p. 73-34)
En Dieu, aucun narcissisme et aucun égoïsme : la vraie grandeur ne fait qu’un avec l’amour.
Monothéisme unitaire versus trinitaire
Dans le judaïsme et l’islam où le Dieu unique est solitaire, on pourrait être tenté de Le comprendre à travers le schéma de la pyramide :
On le situera (…) comme le créateur de tout ce qui n’est pas lui. On verra, en lui, le suprême législateur du monde et de l’humanité, le juge de notre conduite et le maître de notre destin, la toute-puissance qui peut nous secourir et nous prendre en pitié, la sagesse incomparable qui conduit toutes choses par sa providence et la sainteté redoutable devant laquelle on ne peut que se prosterner.
Toutes croyances qui s’expriment souvent, dans ces deux grandes religions, par des vies exemplaires et par une très authentique spiritualité, qui demeure, d’ailleurs ouverte, au moins implicitement à une plus ample révélation. (Maurice Zundel, « Quel homme et quel Dieu », p. 76)
Cependant, la solitude absolue du Dieu solitaire, en lui-même et pour lui-même, ne le voue-t-il à un amour infini de soi qui décevrait notre pitié et le rendrait plus difficilement acceptable le pouvoir qu’il exerce sur nous? Comment cette souveraine complaisance en soi, si elle était vraiment la source de son bonheur, mériterait-elle notre confiance et notre respect? (Maurice Zundel, « Quel homme et quel Dieu », p. 76)
Le monothéisme trinitaire est la révélation d’un Dieu unique mais non solitaire. Il trouve éternellement en soi l’autre à qui se donner et peut ainsi réaliser, au sein de sa propre intimité, le don total de soi qui constitue la perfection de l’amour.
Plus encore, le don intérieur propre à Dieu fonde son infinie liberté. Il n’est pas prisonnier d’un moi narcissique comme nous pouvons l’être si souvent du nôtre. Son Être même nous révèle le sens de notre liberté et de notre grandeur véritables : apprendre à se donner, se tourner vers l’autre.
Il importe (…) de considérer le mystère de la Sainte Trinité comme la révélation de l’éternelle communion d’amour qui donne à Dieu son vrai visage, en nous permettant de découvrir le nôtre. (Maurice Zundel, « Quel homme et quel Dieu », p. 78)
Se tourner vers son « Soleil intérieur »
L’Amour en Personnes, La Très Sainte Trinité habite au fond de nous-même. Elle est précisément cet absolu que nous pressentons et qui fonde notre dignité. Cet Être éminemment aimable nous appelle de l’intérieur, cherche à nous faire vivre et désire partager sa Liberté.
Dans la mesure où nous nous éveillons à la présence de ce Quelqu’un qui nous habite, nous passons de notre moi narcissique à l’amour de ce « soleil intérieur » : cette Présence mystérieuse infiniment aimable et discrète deviendra, peu à peu, dans la mesure de notre ouverture, le centre de notre intimité.
Ainsi, un véritable dialogue « sur fond de silence » s’établira avec cet « Ami qui demeure en nous », avec cet Autre « qui est plus intime à nous-même que le plus intime de nous-même ».
Notre moi possessif qui nous étouffe fera ainsi graduellement place au moi oblatif, au moi capable de don.