Charles Péguy et la Vierge Marie

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L’Art peut devenir une voie d’accès à Dieu, que ce soit la peinture, la sculpture, la musique, la danse, le théâtre et, pourquoi pas, la poésie!

C’est l’idée qu’énonçait Benoît XVI le mercredi 30 août 2011 lors d’une audience :

L’art est capable, disait-il, d’exprimer et de rendre visible le besoin de l’homme d’aller au-delà de ce qui se voit, il manifeste la soif et la recherche de l’infini. Une œuvre d’art peut ouvrir les yeux de l’esprit et du cœur en nous élevant vers le haut.

Surtout, pensons-nous, quand il s’agit d’un artiste comme Charles Péguy, qui tire son inspiration de la tradition chrétienne elle-même. Voyons un peu comment.

Charles PéguyCharles Péguy est né le 7 janvier 1873 à Orléans, ville jadis libérée par Jeanne d’Arc. Il n’a pratiquement pas connu son père décédé quelques mois après sa naissance. Ce qui fait qu’il a été élevé par sa grand-mère et par sa mère devenue chef de famille, rempailleuse de chaise par nécessité.

Il connaît une école primaire et secondaire de qualité, rappel de la France ancienne dans ce qu’elle a de meilleur. Il est premier de classe à répétition. Grâce à une bourse d’études, il quitte Orléans pour conquérir le baccalauréat à Sceaux en 1891.

Il s’éloigne alors de la pratique religieuse, fait son service militaire en 1892-93 et s’inscrit à l’École normale supérieure pour devenir professeur. Il s’intéresse à la politique, adhère au parti socialiste et rêve d’une société égalitaire, où règnent l’amour et la fraternité.

Il collabore à différentes revues, travaille avec son ami Pierre Beaudoin à la rédaction de Jeanne d’Arc, une pièce en trois actes qui paraît en décembre 1897, malheureusement en l’absence de son co-auteur décédé depuis peu. Péguy venait d’épouser civilement le 28 octobre 1897 Françoise Beaudoin, la sœur de son ami. Elle lui donnera quatre enfants : Marcel (1898-1972), Germaine (1901-1979), Pierre (1903-1941) et Charles-Pierre (1915-2005).

En 1900, il ouvre un comptoir à Paris, 8 rue de la Sorbonne, et crée Les Cahiers de la quinzaine, revue qui fera de lui un professionnel de l’édition plutôt qu’un enseignant. Il y publiera ses œuvres et celles d’auteurs alors peu connus :  Romain Rolland, Casimir Perier, Georges Sorel, Julien Banda, Daniel Haléry, etc. Tirée à plus ou moins 1300 exemplaires, cette revue paraîtra de façon irrégulière tout au long des années pour un total de 229 cahiers en 14 ans. Il y fait œuvre d’essayiste, d’une sensibilité extrême, capable d’exaltation quasi mystique comme de rudesse et d’intransigeance. La poésie, déjà présente dans sa prose, finira par prendre beaucoup de place dans son œuvre.

Il se dissocie assez tôt du parti socialiste et critique même le parti catholique jugé trop bourgeois, éloigné du « monde ordinaire ». Il vante les vertus de la France profonde, celle qui a nourri son jeune âge. Pour lui, la France à son meilleur, c’est la France dite « de la chrétienté », illustrée par de grandes figures du passé comme sainte Geneviève, saint Louis, Jeanne d’Arc, Richelieu, etc. Tout cela en opposition à la Renaissance dont le regard, romantique à souhait, magnifie l’homme au point d’en oublier Dieu, maladie qui se répète en plus prononcée au siècle des Lumières et à l’apparition de la modernité au 19e siècle, mise au service du dieu Argent, toujours au détriment des petites gens.

Autour de 1908, il renoue avec la foi de son enfance et révèle à qui veut l’entendre son retour à Dieu. Il obtient de sa femme qui n’est pas croyante le baptême de ses enfants. Dans cette foulée naissent les plus célèbres de ses écrits, abonnés à la pure poésie :  Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1912), par exemple, ou encore La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc (1913). La plus connue de ses envolées lyriques, c’est sans doute la Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, tirée de la Tapisserie de Notre-Dame publiée en 1913. Il s’agit d’une suite de 88 quatrains (352 vers de 12 pieds) inspirée d’épisodes de sa vie où il a dû parcourir à pied les 144 km qui le séparaient de la cathédrale de Chartres.

La cathédrale de ChartresEn 1910, alors que sa récente conversion le pousse à prendre de l’extension, il tombe sous le charme d’une jeune compagne de travail, belle de visage et d’intelligence.

La tentation d’infidélité l’empoigne et le harcèle à l’excès. Le voilà durement contrarié, lui qui prêche à tous les vents l’importance de la famille heureuse dans l’édification de la société. N’en pouvant plus, il tourne son dévolu vers la Vierge Marie et décide de faire à pied le pèlerinage à Notre-Dame de Chartres.

Je suis Beauceron, confiera-t-il à son ami Joseph Lotte, Chartres est ma cathédrale. J’ai fait les 144 km en trois jours. On voit les clochers de Chartres à 17 km sur la plaine. De temps en temps, ils disparaissent derrière une ondulation, une ligne de bois. Dès que je l’ai vue, ça a été une extase. Je ne sentais plus rien, ni la fatigue, ni mes pieds. Toutes mes impuretés sont tombées d’un coup! Parvenu à la basilique, j’ai prié, mon vieux, j’ai prié comme jamais je n’ai prié!

Il a fait plus tard au moins un autre pèlerinage à Chartres, cette fois-ci pour obtenir la guérison de son fils Pierre atteint de la diphtérie. Sa prière sera exaucée. Puis survient la guerre de 1914. L’éditeur-poète rejoint à 41 ans son régiment, y occupe le poste de lieutenant et meurt le 5 septembre d’une balle en plein front au premier affrontement auquel il a participé. Sa gloire naissante d’écrivain se perd dans le tumulte de la Grande Guerre et il faut attendre l’autre débâcle, celle de 1940, pour que la beauté de sa poésie et de son patriotisme sorte enfin de l’oubli.

Marie n’apparaît pas sous la plume de Péguy comme la Vierge historique racontée dans les Évangiles; elle emprunte plutôt les traits de la toute glorieuse Mère de Dieu, qu’il convient d’appeler « Notre-Dame ». Péguy, par contre, n’a pas la poésie abstraite. Son culte de la Vierge colle à la réalité du paysage et du temps qu’il fait, ce qui l’amène à faire rêver. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à lire les extraits de son chant qui suivent le présent récit.

Il faut dire que ce n’est pas d’hier que la France vénère la Vierge Marie. Si on remonte au Moyen-âge, la construction de ses merveilleuses cathédrales en témoigne. Notez, par exemple, que quatre cathédrales parmi les « cinq grandes » arborent le vocable de Notre-Dame : Amiens, Chartres, Paris, Reims.

Même aujourd’hui, le tiers (soit 39) des 116 cathédrales du pays affichent un vocable de la Madone. Pourtant, au siècle des Lumières et à la Révolution, l’Église de France a traversé de terribles moments, de quoi dévoyer la piété des plus fervents. Force nous est de croire que, malgré les apparences, la chrétienté perdure au fond de l’âme française, que le chant du poète et sa mystique incarnée continuent de donner de la profondeur à la réalité.

Bruno Hébert, c.s.v.

Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres (extraits)

Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici l’océan de notre immense peine. (…)

Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale. (…)

Nous arrivons vers vous de Paris capitale.
C’est là que nous avons notre gouvernement,
Et notre temps perdu dans le lanternement,
Et notre liberté décevante et totale. (…)

Tour de David voici votre tour beauceronne,
C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne. (…)

Nous avons eu bon vent de partir dès le jour,
Nous coucherons ce soir à deux pas de chez vous,
Dans cette vieille auberge où pour quarante sous
Nous dormirons tout près de votre illustre tour. (…)

Et quand se lèvera le soleil de demain,
Nous nous réveillerons dans une aube lustrale,
À l’ombre des deux bras de votre cathédrale,
Heureux et malheureux et perclus du chemin. (…)

Nous ne demandons rien, refuge du pécheur,
Que la dernière place en votre Purgatoire,
Pour pleurer longuement notre tragique histoire,
Et contempler de loin votre jeune splendeur.

Charles Péguy

Source :
Voix du sanctuaire 2018 (PDF).

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