De quoi ont l’air les Canadiens aux yeux de nos confrères français nouvellement arrivés au pays?
En 1855, le P. François Lahaye, dans une lettre à son supérieur de France, trace en ces termes le portrait de ses jeunes collégiens de Chambly :
« Canadiens tenant des Français pour leur jovialité, les bons mots et le caquetage; mais comprenant dès le lendemain de leur entrée au Collège la consigne quasi militaire de la police collégiale. Propres et changeant de linge deux fois par semaine. Sensibles, humains, susceptibles, un peu maîtriseurs de leurs parents, à cause de la faiblesse presque idolâtre de ceux-ci. Ils sont au Collège parce qu’ils veulent y être. »
Dans une autre lettre, le même Lahaye écrit :
« Ici, cher Père, vous verriez la religion catholique dans toute son amabilité, dans toute sa splendeur, mieux qu’à Rome, mieux que partout. (…) Je ne regrette certainement pas la France; elle est folle avec ses républiques; mais je regrette de ne pouvoir encore une fois vous embrasser, ainsi que mon pauvre père. J’aime le Canada, c’est-à-dire l’indépendance dont on y jouit pour faire le bien ».
Dans ce Canada-là, les familles de douze enfants ne sont pas rares et la tâche de l’éducation relève principalement des parents, avec l’aide parfois de la famille élargie. Entrent en jeu également les communautés religieuses.
Chez les cultivateurs, d’avoir des enfants est souvent vu comme un investissement. À 14 ans, les jeunes peuvent faire leur part quand ils n’ont pas déjà quitté la maison. Les grosses familles, même en ville, ont tenu chez nous jusqu’en 1950. Elles ont assuré notre survie, « la revanche des berceaux » selon l’expression d’un observateur anglophone du temps.
Chacun fouillant son passé pourrait fournir des exemples impressionnants de grosses familles. Le P. Camille Forest c.s.v., natif de Saint-Paul de Lavaltrie, dirigea notre Collège à Saint-Denis-sur-Richelieu pendant 21 ans.
Or, croyez-le ou non, il était le dernier d’une famille de 26 enfants. Il était, en outre, du cinquième lit. Le jour où, à 23 ans, il célébra sa première messe, il en profita pour fêter par la même occasion les 25 ans de mariage de ses parents.
Record d’un autre ordre : Mme Victoria Saint-Pierre de Victoriaville a mis au monde onze filles, pas de garçon. Un jour, un monsieur frappe à sa porte provenant du Saguenay. Or, il était, lui, le père de onze garçons, pas de fille.
Avant le crise de 1929, le culte du passé qui rassemblait nos Pères devant les monuments commémoratifs, se voulait, par la célébration des héros de l’histoire, la communion au milieu physique, culturel et spirituel qui nous a vus naître et qui nous a pétris, ce que nous décorons du beau nom de patrie.
« Quel charme c’est pour nous, écrivait en 1915 un participant de la fête, de chanter les moeurs pures, simples et douces de nos ancêtres, leur amour du foyer, leur gaieté de coeur, leur urbanité proverbiale, humbles vertus qui leur faisaient poursuivre allègrement le chemin parfois rude de leurs destinées! »
Le mot patrie, bien sûr, réfère à un lieu, le lieu de nos premiers pas dans la vie, en dépendance de nos parents. La patrie c’est un lieu, oui, mais c’est aussi un lien, un lien profond, mystérieux.
Pensez aux expatriés, accueillis chez nous, expulsés d’une mère-patrie parfois odieuse, maltraités à qui mieux mieux, qui, une fois installés ici, n’en restent pas moins émus dès qu’ils pensent à leur patrie d’origine, on dirait presque avec nostalgie.
Peut-être objectera-t-on que parler de « patrie », par les temps qui courent, c’est tenir un discours largement dépassé. Car l’heure n’est plus à la vie au foyer, ni à la nostalgie paysanne, encore moins au nombrilisme.
Le 21e siècle, qu’on le veuille ou non, pousse à l’ouverture aux autres, à l’unification des races, au rapprochement des langages, des mentalités, des ethnies, visées on ne peut plus chrétiennes pour peu qu’elles ne s’éloignent pas trop de la vraie charité.
C’est bien ce qu’avait entrevu Teilhard de Chardin. Et ces transformations, c’est bien connu, créent de puissants chocs culturels. En ces temps où s’activent les autoroutes électroniques, il est certain que le lieu nourricier de nos enfances s’étend et se diversifie au-delà de toute prévision et que la géographie de nos amours de croissance ne se limite pas au sol natal.
Voilà qui nous place dans un flot de changements sans précédent, avec, à la clé, les fausses promesses et les misères que la nouveauté véhicule toujours un peu.
Mais n’oublions pas que nous appartenons, pour une part, au monde des corps, que nous ne sommes pas nés n’importe où, mais dans un lieu donné, que nous ne sommes pas nés n’importe quand, mais dans un temps donné, et que ce temps-et-lieu joue dans nos vies un rôle psychologique important. Il appartient, pourrait-on dire, au noyau dur de notre existence.
Pour sûr que l’éducation familiale de jadis ne jouissait pas de tous les avantages, qu’elle avait rarement accès à tous les savoirs disponibles, qu’elle ne pouvait pas toujours réussir, mais combinée à la spiritualité chrétienne, il lui est arrivé de faire merveille.
Remarquez que, de nos jours, les Québécois ont la réputation d’être liants, d’être « parlables ». D’où sortent-ils donc, ces Québécois? Ils sortent « des moeurs pures, simples et douces des ancêtres, de leur gaieté de coeur et de leur urbanité proverbiale ». À croire que les grosses familles d’autrefois initiaient d’emblée et avec naturel à la vie en société. Il en reste quelque chose.
Peut-on continuer d’espérer que la famille, ce lieu de rassemblement aux vertus éprouvées, cénacle de la formation du coeur et de la gratuité puisse s’ajuster de nos jours à l’envahissement électronique, aux doubles salaires obligés, aux tentacules d’un monde hyper-affairé ? Les mérites des garderies, des polyvalentes et des collèges suffiront-ils à produire une jeunesse pleine d’avenir? C’est ce que nous espérons. Mais quel défi à relever pour notre génération! Que Dieu nous vienne en aide!
Bruno Hébert, c.s.v.
Source :
Voix du sanctuaire 2019 (PDF).