À maintes reprises, Maurice Zundel fait appel à de profondes expériences de vie humaine afin d’éclairer cet important mystère de l’amour et de la compassion divine, tout particulièrement l’histoire vécue d’une femme exemplaire qui nous donna d’entrevoir la joie comme la douleur divine.
Cet article repose sur une conférence de Maurice Zundel sur Le problème du mal et de la souffrance donnée à Luxembourg, le 7 octobre 1965.
Introduction
Maurice Zundel fait remarquer que celle que l’on appelle Thérèse de l’Enfant Jésus a voulu associer à son nom et de la Sainte Face, une année après son entrée au Carmel.
Il est fort probable, à en juger sa spiritualité, tout particulièrement en fin de vie, qu’elle fit la découverte qu’il y avait une souffrance en Dieu.
Joie de pouvoir consoler Jésus par un amour désintéressé, notamment dans les petits « riens » de la vie ordinaire. (à partir des pages 92-93 de La petite voie avec Thérèse de Lisieux de Jacques Gauthier, Novalis, 2018, 130 p.)
N’attristez pas le Saint Esprit de Dieu. (Ep 4,30a)
Souffrance en Dieu? Est-ce possible? Est-ce même concevable alors que l’on entend parfois, et peut-être même souvent, que Dieu est la perfection même dont la joie et le bonheur seraient sans faille?
Cependant, pour Zundel la question de la souffrance de Dieu est capitale et elle peut avoir du sens si l’on se situe dans un monde personnel aux couleurs du dialogue et de l’amour.
L’amour possède en effet ce pouvoir d’identification qui est unique : il peut vivre les états de l’être aimé, parfois mieux que lui, en lui et pour lui, d’où la joie et la souffrance.
À maintes reprises, Zundel fait appel à de profondes expériences de vie humaine afin d’éclairer cet important mystère de l’amour et de la compassion divine :
La Révélation est Quelqu’un et la Bible nous intéresse dans la mesure où elle nous rend sensible, où elle nous révèle la Présence de ce Quelqu’un. Mais, bien entendu, cette Présence ne peut se faire jour, ne peut se manifester, ne peut se révéler qu’à travers les hommes. C’est toujours dans une expérience humaine que nous lisons tout ce que nous sommes capables d’apprendre et de connaître.
Il est donc parfaitement clair que l’expérience de Dieu ou la Révélation – ce qui est la même chose – ne peut être finalement décelée, ne peut être éprouvée, ne peut être transmissible qu’à travers une vie d’homme qui vit de Dieu.
(Tiré de La révélation progressive de Dieu dans l’Écriture, conférence donnée au Caire, le 16 mars 1961)
Or il s’avère qu’il y a une expérience vécue qui a tout particulièrement marqué Maurice Zundel. En voici les grandes lignes.
L’émouvant témoignage d’une femme entièrement donnée
C’est l’histoire d’une femme, décédée autour de 1945 à l’âge de 80 ans, qui n’avait jamais connu ses parents et qui avait été « élevée » à la dure dans un orphelinat.
Elle désirait passionnément connaître un véritable foyer, avoir sa propre maison, être chez elle, et tout particulièrement recevoir la tendresse dont elle est avait été privée dès sa petite enfance.
Pauvre, elle travailla de très bonne heure dans une fabrique de chapeaux, et c’est là qu’elle fit la rencontre d’un homme qui lui fit la cour et qui lui dit un « je t’aime » qu’elle n’avait jamais entendu auparavant.
Elle crut à cet amour longtemps attendu et elle épousa cet homme.
Malheureusement, elle découvrit très tôt que son mari était un ivrogne qui se mettait facilement en colère et la frappait.
La pauvre comprit donc que tout ce bonheur dont elle avait espéré la fuyait définitivement à une époque où le divorce était à peu près inconnu.
Son malheur s’accrut encore lorsque, au cours de sa grossesse, elle constata que son mari était insensible à son état et continuait à la battre.
Or, dans cet extrême malheur, elle fit l’étonnante découverte d’un Dieu intérieur à elle-même qui devint son confident, son refuge et sa consolation.
Son mari comprit qu’elle avait fait une mystérieuse découverte qui la soulageait dans son malheur, si bien qu’il en devint jaloux.
Ne pouvant lui arracher Dieu de son cœur et de son esprit, il trouva sa vengeance en lui interdisant de faire baptiser son enfant et de l’éduquer selon ses convictions.
Sa femme était donc confinée au seul rôle de mère nourricière et de l’entretien domestique de la maison, alors qu’il se réservait pour lui seul l’« éducation » de leur fils à son image et selon ses principes.
Alors commença pour cette femme une peine encore plus grande qui dura des années, car elle était isolée de son enfant alors que son mari l’entraînait dans son sillage pour en faire un être sans gouvernail.
Or pendant tout ce temps, cette femme fit une montée spirituelle extraordinaire : elle priait sans cesse pour son fils qui lui échappait en plus de l’accueillir avec le sourire et sans aucun reproche, lui qui était incapable de se gouverner et de se fixer dans un travail, qui revenait sans cesse chez elle sans le sou afin de lui demander son soutien, chose qu’elle lui prodiguait avec une humble bienveillance.
Elle était infiniment discrète et savait que son fils, qui lui avait complètement échappé sur le plan de la sensibilité, ne pouvait être reconquis que de l’intérieur, et elle attendait avec une grande patience et espérance la maturation de cette lumière qu’elle ne cessait d’implorer.
Ce jeu tragique dura trente ans. À 35 ans, le fils avait ruiné sa vie, en plus d’être tuberculeux en un temps où le remède était inexistant et où aucun sanatorium ne voulait le recevoir.
Il échoua donc chez sa mère qui l’accueillit avec tout son amour, le soigna de jour et de nuit, sans lui parler de sa maladie et de la gravité de son cas, ni des désordres de sa vie passée, se limitant à prier Dieu pour que son fils ait un éveil de conscience avant son dernier passage, « pour qu’il ne ratât pas sa mort comme il avait raté sa vie ». Mais elle se gardait bien d’entamer le sujet.
Elle était simplement à son service, avec une générosité dont elle n’avait cessé de donner l’exemple.
La maladie du fils s’aggravait alors que les supplications de la mère redoublaient, quand un jour le fils se mettant à raconter sa vie à un ami de sa mère, avec le peu de forces qu’il avait, confia à un tournant de la conversation : « J’ai voulu dire que je n’ai jamais eu de religion, mais maintenant, je veux avoir la religion de ma mère ».
Des paroles qui venaient du plus profond de lui-même : sa résolution étant maintenant inébranlable.
Il fut baptisé et Maurice Zundel se rappelle avoir assisté à sa Première Communion alors qu’il voyait sa mère priant, alors que son fils lui dictait les intentions auxquelles il souhaitait qu’elle priât, car il était incapable d’articuler les mots de la prière vocale en raison de la gravité de sa maladie.
Il mourut le jour de la Toussaint, non sans avoir dit à sa mère ce mot admirable :
« Maman, c’est parce que tu ne m’en as jamais parlé que je l’ai fait. Si tu m’en avais parlé, jamais je ne l’aurais fait. C’est à travers toi que j’ai compris, c’est à travers toi que j’ai rencontré, c’est à travers toi que j’ai deviné qui Il était. »
Comme l’affirme Zundel :
Le garçon n’a pas eu d’autre Évangile ou de catéchisme que le visage de sa mère qui n’avait cessé de l’attendre, qui n’avait pas ouvert la bouche, ni sur le secret dont il vivait, ni sur les désordres auxquels il se livrait, mais il avait compris, finalement, que Dieu est un visage de mère, qu’il était plus mère encore que sa mère, plus infiniment mère que toutes les mères, et dans cette révélation son cœur cédait et, de tout l’élan de sa générosité éveillée, il ne voulut pas demeurer en reste avec ce Dieu qui l’avait attendu si longtemps et qui avait un visage de mère, et nul doute que les dernières journées de sa vie furent toutes illuminées par cette rencontre à laquelle il dédiait toute sa vie.
Dieu vit un amour d’identification qui est le pur amour
Grâce au témoignage de cette femme étonnante, Zundel dit avoir saisi avec plus de profondeur que Dieu, source de tendresse, était infiniment plus Mère que toutes les mères et qu’il était également un Dieu qui connaissait la souffrance :
Il souffre pour nous, en nous, avant nous, plus que nous, comme une mère intérieure à nous-mêmes. Il ne souffre pas d’une souffrance qui peut l’affecter en le détruisant, comme fait une douleur passionnée chez un être qui n’est pas encore entièrement purifié. Non, Dieu souffre de cet amour d’identification qui est le pur amour, l’amour sans réserve, l’amour sans retour, l’amour qui est pur don et qui est justement l’éternel berceau de notre vie.
Cette femme avait tout donné sans plus rien attendre de personne : ni aucune gratitude de son fils ni aucune affection de la part de son mari.
Elle vivait un amour parfaitement gratuit à l’égard de son fils, vivant un amour d’identification.
Cette femme, en raison de son extraordinaire pureté, pouvait infiniment mieux que son fils, mesurer le sens de sa dégradation. Elle l’éprouvait avant lui, en lui, pour lui, plus que lui, précisément parce que dans son innocence elle percevait tout ce qu’il perdait et combien il s’écartait de lui-même, de sa dignité et de son véritable bonheur.
Identifiée comme elle l’était, ayant tout donné, ayant tout perdu de ce qui la concernait, n’étant plus capable que d’un amour de générosité, elle ne pouvait pas aimer son fils davantage qu’elle ne l’aimait. Et lorsque son fils se convertit, elle ne peut l’aimer davantage.
Zundel comprit que l’amour de la femme était si profond et dépouillé, que le jour de la conversion de son fils, il avait simplement changé de couleur, comme le soleil épouse la couleur du vitrail qu’il traverse :
Son amour avait été un amour douloureux, tant que son fils était dans la misère et dans la détresse. Quand son fils entra dans la joie et l’éternelle lumière, l’amour de sa mère devint un amour joyeux. Mais c’était le même amour qui prenait la coloration des états de son fils, parce qu’elle était totalement identifiée avec lui.
La joie de Dieu? C’est la joie du don qui est compatible avec la compassion
À la lumière de l’expérience de cette femme exemplaire, nous pouvons entrevoir le sens de la douleur divine. Comme le rappelle Zundel, que savons-nous de Dieu sinon ce que nous pouvons vivre? Il est impossible de connaître sans expérience.
La joie du don peut se faire jour aussi bien quand l’être que l’on aime est dans la douleur que lorsqu’il est dans la joie. Parce que l’amour s’identifie. Le véritable amour vit l’être aimé comme soi-même; et nécessairement, le véritable amour vit sur les deux versants de la douleur et de la joie, selon que l’être aimé est dans la douleur ou dans la joie.
Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’amour vient de Dieu. Celui qui aime est né de Dieu et connaît Dieu. (1 Jn 4,7)
L’amour de Dieu, parce qu’il est essentiellement un amour de charité, un amour de pure générosité, peut donc être un amour de compassion infinie :
Si bien qu’il faut que dans toute agonie, dans toute mort, dans toute souffrance, dans toute détresse, dans toute misère, dans toute solitude, dans toute captivité, Dieu est le premier frappé pour nous, en nous, avant nous, plus que nous, dans cette identification plus que maternelle qui le lie à chacune de ses créatures.
« S’il faut éviter le mal, c’est qu’il déchire un Cœur infiniment maternel qui pour sa part désire sauver la flamme à l’intérieur de nous-mêmes. » (tiré de La souffrance de Dieu dans la Revue des Carmes de Bruxelles « Foi Vivante », octobre/décembre, 1962)