La mystique chrétienne est une rencontre transformatrice qui donne des ailes plutôt que d’être une morale contraignante et asséchante.
« Une morale, c’est une conformité à une Loi. Une mystique, c’est une prise de position en face de Quelqu’un. C’est une attitude personnelle envers une personne et nous sommes toujours sur le terrain de l’Évangile, en face de Quelqu’un, en face de Quelqu’un qui nous aime et qui attend notre amour. » (Maurice Zundel, Je parlerai à ton cœur, 1990, p. 217)
Cet article a été rédigé à partir de l’ouvrage « La fragilité de Dieu selon Maurice Zundel – Du Dieu du Moyen Âge au Dieu de Jésus-Christ » (p. 127-149) par Ramón Martínez de Pisón Liébanas, Éditions Bellarmin, 1996, 194 p.
Le drame de la morale de la contrainte et de la peur
Il est important de réaliser comment une fausse conception de Dieu peut conduire à une fausse conception de la morale.
Dans la vision théocratique, Dieu est considéré comme étant extrinsèque à la personne humaine :
- Un « Dieu monarque absolu » qui a des rapports de domination avec les êtres humains appelés à la soumission.
- Un Dieu que l’on craint et qui nous commande ce que l’on doit faire ou ne pas faire.
- Un Dieu qui peut même avoir une volonté arbitraire que l’on ne peut contester. N’est-il pas le Tout-Puissant à qui nous devrions nous soumettre sous peine d’être punis?
Avec une telle vision de Dieu, on se sent obligé d’agir d’une certaine manière, car il y aurait au-dessus de nos têtes un genre de superpuissance divine qui nous examinerait constamment, qui nous menacerait et à qui nous devrions rendre des comptes à la fin de nos jours.
Une telle conception de la morale risque de se retourner contre nos aspirations profondes. De fait, le drame d’une morale de la contrainte et de la peur est qu’elle peut contribuer au refoulement de ce que nous avons de meilleur en nous-mêmes et donc à assécher notre cœur.
Heureusement, la morale présentée comme étant la seule conformité à une loi extérieure est rejetée par la majorité de nos contemporains. Elle est jugée opprimante, car contraire à l’aspiration à la liberté et aux aspirations fondamentales du cœur humain. (p. 133)
L’homme moderne préfère parler d’authenticité, de créativité, d’expression, de congruence, bref, du désir d’arrimer son agir à son être profond. (p. 133)
Selon Maurice Zundel, la « morale contrainte » typique de la théocratie est radicalement contraire à l’Évangile, car elle ne correspond pas aux exigences libératrices du message de Jésus-Christ. (p. 133)
La mystique chrétienne
Au lieu de promouvoir la soumission à une morale extérieure de la loi et de la contrainte où l’être humain serait « motivé » par la peur des châtiments, la révélation du Dieu en Jésus-Christ nous convie à un régime de la grâce qui ne fait qu’un avec la liberté et l’amour. (p. 134)
Plutôt qu’une morale du « je dois ou ne dois pas faire », Zundel appelle à une mystique chrétienne pour tous, c’est-à-dire à une morale créatrice et libératrice.
Mais en quoi consiste une telle morale?
La grâce, la liberté, l’amour, trois dimensions inséparables qui sont les caractéristiques essentielles de la Bonne Nouvelle du salut apporté par Jésus-Christ et qui doivent guider notre agir. (p. 134)
La mystique chrétienne, tout comme notre humanisation et notre libération, constitue une vocation à réaliser tout au long de notre vie. Elle n’est pas fondée sur de « grands principes » à l’instar d’une philosophie morale : elle nous situe plutôt sur le plan relationnel. (p. 135)
Dit autrement, le bien dans le christianisme ne consiste pas tellement en une action à accomplir en conformité à une loi extérieure ou à un principe, mais en une Personne à aimer qui est l’Autre divin. (p. 135)
Mais pourquoi aimerait-on cette Personne?
Parce qu’elle est suprêmement aimable, qu’elle nous fait don de sa grâce en tout temps et tout lieu, parce qu’elle est la Vie de notre vie, parce qu’elle nous aime à l’infini et parce qu’étonnamment, elle a besoin de notre amour.
L’être humain est appelé à un amour en forme « d’action de grâces », à un « oui » en réponse au « Oui éternel » de Dieu à notre égard :
« Quant à nous, nous aimons parce que Dieu lui-même nous a aimés le premier. »
(1 Jn 4,19)
Zundel insiste sur l’importance de faire « oraison sur la vie », c’est-à-dire d’apprendre à lire les multiples signes de l’amour de Dieu à notre égard au sein de notre quotidien.
Rappelons cette affirmation poignante attribuée à saint François d’Assise : « l’Amour n’est pas aimé » ou encore « Il faut aimer l’Amour ».
La mystique chrétienne est une rencontre transformatrice qui donne des ailes plutôt que d’être une morale contraignante et asséchante.
Au-delà d’une morale d’obligation et du devoir, la mystique est à l’instar de l’expérience de l’amitié et de l’amour :
On se surprend à vouloir faire quelque chose ou à être une meilleure personne pour l’autre, tout simplement pour lui faire plaisir, pour lui apporter de la joie, pour travailler à son bien, pour en prendre soin.
De fait, cet amour libre nous conduira beaucoup plus loin, sur le plan de la générosité et de la qualité du cœur, que la morale de l’obligation.
De plus, il ne s’agit pas de « sculpter sa statue » dans un égocentrisme et un perfectionnisme éreintant, mais d’être en relation avec une Personne qui nous aime.
Une morale, c’est une conformité à une Loi. Une mystique, c’est une prise de position en face de Quelqu’un. C’est une attitude personnelle envers une personne et nous sommes toujours sur le terrain de l’Évangile, en face de Quelqu’un, en face de Quelqu’un qui nous aime et qui attend notre amour. (Maurice Zundel, Je parlerai à ton cœur, 1990, p. 217)
Une Rencontre qui se réalise à travers les êtres humains
Suite à ce qui a été exprimé précédemment, nous pourrions peut-être penser que la mystique chrétienne nous invite à avoir la tête au Ciel plutôt que sur terre.
Or, rien n’est plus terre à terre que la mystique chrétienne, car l’Évangile nous apprend que l’on ne peut aimer Dieu sans aimer l’être humain. (p. 141)
« Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli; j’étais nu, et vous m’avez habillé; j’étais malade, et vous m’avez visité; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi! » (Mt 25,35-36)
La mystique est un engagement envers Quelqu’un, et ce, par l’engagement envers tous les êtres humains parce que ce Quelqu’un s’identifie à eux. (p. 139)
Comme l’atteste les Actes des Apôtres, Saul était animé d’une rage meurtrière à l’encontre des disciples du Seigneur Jésus-Christ. Alors qu’il était sur le chemin de Damas, il fut précipité à terre alors qu’une lumière venant du ciel l’enveloppait de sa clarté :
Il entendit une voix qui lui disait : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter? »
Il demanda : « Qui es-tu Seigneur? » La voix répondit : « Je suis Jésus, celui que tu persécutes. » (Ac 9,4-5)
Comme l’affirme Zundel, la mystique chrétienne nous appelle à une règle de morale à la fois exigeante et libératrice : le respect de l’autre en qui Dieu se fait présent. (p. 148)
Faisant nous-mêmes l’objet d’un amour gratuit de la part de Dieu, nous sommes invités au désintéressement dans nos relations humaines, car Jésus s’identifie aux autres, tout particulièrement avec ceux qui sont le plus dans le besoin.
La vie chrétienne n’est pas un joug à subir, mais une plénitude à réaliser par une rencontre transformante : Quelqu’un à aimer qui se médiatise par les autres. (p. 141)
Si Dieu se donne à nous par les gestes de la vie, c’est aussi par eux que nous avons à nous donner à Lui. (p. 146)
Les exigences sociales de la mystique chrétienne
Propriété et libération
Thomas d’Aquin avait déjà affirmé « qu’il faut un minimum de bien-être pour pratiquer la vertu ».
Dans la même foulée, Zundel insiste sur l’importance du droit à la propriété, car l’être humain a besoin d’un espace de sécurité afin de garantir un espace de générosité (Maurice Zundel, Croyez-vous en l’homme? 1956, p. 84).
La propriété est en fonction de la liberté :
L’affranchissement des servitudes matérielles est nécessaire pour permettre à l’homme de se libérer de lui-même, de s’ouvrir à l’autre, de devenir don et de garantir la liberté de son esprit, passant des contraintes des nécessités quotidiennes à la liberté. (p. 144)
Le travail appelé à être source d’humanisation
Au-delà de la seule efficacité et de la production, le travail doit être organisé essentiellement en vue de notre libération et de notre humanisation. (p. 145-146)
Concrètement, cela revient à faire usage de son imagination, de sa pensée et de l’ensemble de ses capacités créatrices. (p. 145)
Le sens du péché dans une perspective relationnelle
Un Dieu d’amour désire établir des rapports interpersonnels avec nous, notamment par le biais des autres humains et de la nature. (p. 148)
Considéré dans une perspective relationnelle, le péché c’est quand nous disons librement « non » à Dieu, à nous-mêmes, à autrui comme à l’univers. (p. 148)
Alors que Dieu nous invite à une alliance et qu’il attend patiemment notre réponse, le péché est une coupure avec cette relation vitale. (p. 149)
Cependant, même si le péché est une dimension négative dans l’histoire des rapports humains avec Dieu, des êtres humains entre eux comme avec la nature, il est bon de se rappeler que ce qui est « originel » n’est pas le péché, mais bien l’amour de Dieu. (p. 149)
De fait, c’est uniquement en comprenant et en vivant cet amour « originel » que nous pourrons saisir la nature réelle du péché. (p. 149)